Non, il n’est pas possible que 3 millions d’appartements soient disponibles en Roumanie pour un éventuel déplacement de populations d’Israël ou d’ailleurs

Dans les articles précédents sur les changements apportés à la loi sur la citoyenneté roumaine et sur la « théorie Khazare », nous avons remarqué des politiciens de la zone soi-disant „souverainiste”, mais aussi d’autres voix de l’espace public, parler du danger imminent d’une « invasion des Juifs Khazariens », même en affirmant que « 3 millions d’appartements »  sont prêts à les accueillir en Roumanie.

CONTEXT

Lors des débats au Parlement roumain sur l’instauration du 14 mai comme Journée de solidarité et d’amitié entre la Roumanie et l’État d’Israël, le député Ciprian Ciubuc a soutenu une « déclaration politique » qu’il a qualifiée de « La vérité devant laquelle nous devons prendre position en relation avec l’État d’Israël », où il demandait d’une manière rhétorique: « Saviez-vous que la Roumanie dispose de 3 millions d’appartements déjà prêts pour le cas où quelque chose tourne mal en Israël? », en ajoutant: « Ce qui est déjà public, mais on ne veut pas être trop connu par des Roumains, c’est que les 3 millions d’appartements destinés au peuple israélien sont préparés au cas où l’État israélien attaquerait l’Iran. Pendant trois ans, il y a eu des allers-retours à l’aéroport international Henri Coanda, avec dix vols par jour en provenance d’Israël vers la Roumanie. Il y a des gens qui viennent voir leurs maisons achetées sur le territoire de l’État roumain, mais aussi les entreprises reprises suite aux saisies ». Cette déclaration publiée à deux reprises sur Tik Tok, le 21 mai 2024 et le 6 juin 2024, a reçu environ 140 000 et 25 400 vues, et au-dessus de l’enregistrement vidéo on peut lire le texte : « La vérité sur Israël et les Juifs Khazars! »

A propos de ces 3 millions d’appartements pour « les Khazars », Diana Iovanovici Șoșoacă, ancienne sénatrice et actuellement députée européenne,  prend position dans une vidéo publiée sur YouTube le 19 juin 2024 pour critiquer les amendements à la loi sur la citoyenneté roumaine. Selon Sosoaca, « la diaspora est remplacée par des Ukrainiens, des Khazars et d’autres migrants ». De même, dans un communiqué publié après la réunion au Parlement roumain du 14 mai 2024 consacrée aux relations Roumanie-Israël sur le site Internet du parti qu’elle a fondé et dont elle est le leader – S.O.S. Roumanie, Diana Iovanovici Șoșoacă affirme que « 3 millions d’appartements sont en cours de construction pour les Juifs qui viendront en Roumanie. Nous serons remplacés et jetés dans la poubelle de l’histoire ».

Les premières informations de ce genre semblent avoir été publiées l’automne dernier par Cozmin Gușa, ancien politicien du PSD, journaliste et analyste politique. Selon un article publié le 30 octobre 2023 par le site eco politic news, Cozmin Gușa écrivait sur sa page Facebook : « 3 millions d’appartements en Roumanie pour des juifs! Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un arrangement d’une telle ampleur, mais celui qui le dit, Aurel Cazacu, est un ancien directeur de ROMARM, ayant accès à des informations classifiées, un homme en contact actuel avec les services secrets du MAPN. Qui nous clarifie rapidement ? Marcel Ciolacu, qui était en Israël, ou son ami/protégé, le Ministre de la Défense ?! »

Les déclarations politiques concernant une « invasion imminente des Juifs/Khazars » ont été évidemment reprises par les réseaux sociaux, où on peut trouver des vidéos qui « prouvent » un « afflux massif » de Juifs en Roumanie.

« ISRAËL S’EFFONDRAIT ! Ce n’est pas pour rien qu’ils ont préparé trois millions d’appartements en Roumanie », a posté sur sa page Facebook le 21 juillet 2024 Marvin Calistrat Atudorei, producteur d’émissions et d’entretiens en ligne, avec des invités qui promeuvent les théories du complot.

« Le repeuplement de la Roumanie a commencé avec les juifs khazars, peuple déicide, des satanistes qui vont remplacer la diaspora roumaine, maintenant  chassée à l’étranger », proclame un compte Facebook portant le nom de Nelu Bălănesc, qui reprend une vidéo extraite du compte FB  ”Scârbă Ordinară”. La vidéo montre un groupe de juifs hassidiques faisant la fête dans les rues d’un quartier dont l’architecture n’a évidemment absolument rien de commun avec l’apparence d’une localité de Roumanie, sans aucun lien avec la ville Sighetul Marmației. Bien que parmi les plus de 1.300 commentaires recueillis par ce post, nombreux sont ceux qui attirent l’attention sur le fait que la vidéo n’a rien à voir avec la Roumanie, les preuves n’empêchent pas la redistribution de la vidéo plus de 6.000 fois. La même vidéo existe également sur tiktok  avec le message « À travers le Sighetul Marmației, la célébration de la Torah – la Roumanie n’est pas un pays, c’est une affaire ».

Le même compte partage le même jour, le 6 août 2024, un enregistrement vidéo réel, réalisé à Sighetu Marmației par un citoyen, qui, surpris par la présence d’un groupe de juifs hassidiques dans les rues, se demande dans la vidéo de quel événement s’agit-il et ajoute «peut-être une commémoration du génocide de la Seconde Guerre mondiale”. Le commentaire du compte Scârbă Ordinara déforme la réalité de manière alarmiste, affirmant que : « Le repeuplement de la Roumanie a déjà commencé avec Sighetu Marmației».

Une simple recherche sur Google peut fournir à toute personne intéressée l’information qu’il s’agit d’une réunion annuelle de la communauté hassidique du monde entier, un événement organisé ces dernières années dans la nouvelle synagogue inaugurée en 2021 et construite exclusivement avec les fonds de la communauté hassidique de New York. „Pour la communauté locale de Sighetu Marmaţiei, le pèlerinage annuel (des juifs hassidiques) signifie des gains financiers de plusieurs centaines de milliers de dollars”, comme on peut le lire dans le même article d’Observator News. Cependant, divers comptes de réseaux sociaux utilisent des enregistrements vidéo de ces réunions pour joindre des messages déformés qui soutiennent le récit d’une « occupation » de la Roumanie.

Bien entendu, la proximité de la ville de Sighetu Marmației avec la frontière avec l’Ukraine est également exploitée dans le récit. Par exemple, des images et des séquences vidéo des travaux de construction de la synagogue, qui ont débuté en 2017, sont utilisées pour démontrer divers plans visant à tirer profit de la guerre en Ukraine. Ainsi, un fragment d’un rapport dans lequel le grand rabbin de Satmar, Aron Teitelbaum, parent de Joel Teitelbaum, fondateur de l’école rabbinique de tradition hassidique Satmar de Satu Mare et de la communauté hassidique de New York, marque le début des travaux de construction lors d’un bain rituel, le mikveh. L’enregistrement vidéo est utilisé comme arrière-plan pour afficher un texte dans lequel on affirme que « le plus grand depôt de matériaux de construction de Roumanie pour la reconstruction de l’Ukraine » est en cours de réalisation. Peu importe que dans cette vidéo, réalisée dans le contexte du début en 2017 des travaux de la nouvelle synagogue de Sighetul Marmației, on entend clairement la voix du journaliste expliquant de quoi s’agit-il. Sur tiktok la démarche est encore plus dramatique, l’enregistrement vidéo étant accompagné du message écrit : « Malheur à nous Roumanie !!! Malheur à nous, nation roumaine !!! Ces gens nous enterrent, en tant que nation et pays !!! ».

Captură de ecran de pe un cont de Facebook care a distribuit înregistrarea video cu mesaj denaturat / Capture d’écran d’un compte Facebook qui a partagé la vidéo avec le message tronqué

Vérification

Est-il possible qu’il existe en Roumanie une réserve aussi importante d’appartements/logements pour être mis à disposition en cas de vague massive de réfugiés ou en cas de „grande migration”/”grand déplacement” de populations de toute sorte vers la Roumanie ?

Pour répondre à cette question, on va consulter l’étude sur le Nombre de logements , réalisée par l’Institut national de Statistique pour l’année 2023. Concrètement, le 31 décembre 2023, il y avait 9 722 223 logements en Roumanie (y compris urbains et ruraux, tous deux maisons individuelles et appartements/studios en immeubles d’habitation), en augmentation par rapport à l’année précédente de 66,5 mille logements (soit la différence entre le nombre de logements nouvellement construits 71.000 et le nombre de démolitions, 4.400 logements).

Captură de ecran din studiul Fondul de Locuințe/ anul 2023 al Institutului Național de Statistică / Capture d’écran de l’étude Nombre de logements /année 2023 de l’Institut National de la Statistique

Concernant la répartition selon le milieu urbain/rural, selon un autre graphique, on constate qu’en milieu urbain, où l’on trouve le plus souvent ces « 3 millions d’appartements » évoqués, le nombre total de logements, y compris les maisons individuelles, est d’environ 5 392 000.

Captură de ecran din studiul Fondul de Locuințe/ anul 2023 al Institutului Național de Statistică / Capture d’écran de l’étude Nombre de logements /année 2023 de l’Institut National de la Statistique

Il n’existe pas de répartition exacte par catégorie de logements: maisons individuels /appartements/studios dans un immeuble, mais si on va extraire du nombre total de 5.392.000 les 3 millions déjà destinés à l’hébergement éventuel des juifs, cela signifie qu’il n’y a qu’environ 2.392.000 logements (totalisant à la fois les maisons individuelles et les appartements dans des immeubles), qui restent disponibles pour la population urbaine de Roumanie. Toujours selon l’Institut national de la statistique, au 1er janvier 2023, la population urbaine de la Roumanie comptait environ 12 304 200 personnes. Comme nous le savons tous, même dans les grandes villes comme Bucarest il existe un nombre important de maisons individuelles, ainsi en résulterait que le nombre d’appartements qui appartiendraient aux citoyens roumains vivant dans un maison serait bien inférieur à 2 000 000 dans tout le pays. Ce qui est pratiquement impossible, à savoir que la grande majorité des résidents des HLM est représentée par la population locale, qui après la période communiste ont acheté les appartements.

En ce qui concerne le régime de propriété, sur les quelque 5 392 000 logements existants en milieu urbain (au total aussi bien des maisons individuelles que des immeubles d’habitation), la grande majorité (5 292 200 logements) appartiennent à des propriétaires privés, et la Roumanie se classe régulièrement au premier rang de l’UE pour le pourcentage de la population qui vit dans des logements privés, environ 95%, selon les données d’Eurostat.

L’État roumain ne possède qu’environ 100 500 logements en milieu urbain et 20 800 autres logements en milieu rural. Par conséquent, l’État roumain ne possède aucun stock immobilier qu’il pourrait mettre à disposition pour un éventuel déplacement de la population, quelle que soit sa nationalité.

On peut vérifier la possibilité que les « 3 millions d’appartements » invoqués soient des logements nouvellement construits ou en cours de construction. Selon l’Institut National de la Statistique, 70 957 logements ont été achevés en 2023 (y compris les zones rurales et urbaines, les maisons individuelles et les appartements/studios), en baisse par rapport aux 73 338 achevés en 2022.

Captură de ecran din studiul Fondul de Locuințe/ anul 2023 al Institutului Național de Statistică / Capture d’écran de l’étude Nombre de logements /année 2023 de l’Institut National de la Statistique

Le rythme de construction n’a pas été meilleur les années précédentes : 67 816 nouveaux logements en 2020, 71 405 en 2021. Pour 2024, les analystes anticipent un ralentissement du rythme de construction, même en Bucarest-Ilfov, la zone la plus attractive en matière immobilière en Roumanie, qui a maintenant le plus faible nombre de nouveaux logements achevés au cours des cinq dernières années. En pratique, au rythme actuel de construction en Roumanie, il faudrait plus de 30 ans pour créer un parc de « 3 millions » d’appartements.

En ce qui concerne la population actuelle d’Israël, c’est totalement inexplicable pourquoi on prépare en Roumanie « 3 millions d’appartements». Selon le site Worldometers, qui actualise le plus fidèlement possible la population mondiale, en 2024, environ 9 400 000 personnes vivent en Israël. Si l’on suppose qu’un déplacement massif avienne et si l’on compte un nombre minimum de personnes par famille, disons 3 (mère+père+enfant), cela signifierait que tous les habitants d’Israël se déplaceront vers la Roumanie. En pratique, cela signifierait un abandon total du territoire sur lequel les Juifs rêvaient de revenir depuis près de 2 000 ans. Et s’il s’agissait de familles plus élargies, il y aurait même un risque qu’une bonne partie de ces « 3 millions d’appartements disponibles » reste inoccupé. Ceci est également étayé par des données statistiques : en 2022, le nombre de familles/ménages en Israël était d’environ 2 857 300, selon le site statista.com.

CONCLUSION

Non, il n’est pas possible que la Roumanie prépare un stock de 3 millions d’appartements pour une  « invasion judéo-khazare » ou pour tout autre déplacement éventuel de population de n’importe quelle origine. Ce chiffre représente plus de la moitié de tous les logements en milieu urbain (en totalisant aussi bien les maisons individuelles que les appartements/studios en immeubles) et est en totale contradiction avec les statistiques officielles, selon lesquelles 95% de la population roumaine vit dans des logements privés, enregistrant le pourcentage le plus élevé de l’UE à cet égard.

Et s’il s’agissait d’un stock de logements neufs, alors on a besoin de plus de 30 ans pour construire « 3 millions » d’appartements au rythme actuel de construction en Roumanie.