Un rapport de la Cour des comptes européenne sur les pénuries de médicaments dans l’UE et les instruments disponibles pour y remédier a donné naissance à une nouvelle théorie du complot, selon laquelle la Roumanie serait un pays sacrifié au profit d’intérêts majeurs. Bref, l’existence de problèmes d’approvisionnement en médicaments au niveau européen est interprétée de manière tendancieuse et sans fondement réel comme la raison pour laquelle le Ministère roumain de la Santé a pris ces dernières années la mesure de restreindre la vente d’antibiotiques en pharmacie l’autorisant uniquement sur ordonnance. L’objectif caché n’aurait donc pas été de lutter contre la surconsommation, la Roumanie se situant au premier rang en UE, mais de priver les Roumains d’antibiotiques «afin que ces produits aillent aux citoyens des pays développés de l’UE».
CONTEXTE
Le site web Ziarul Național a publié, le 23 septembre 2025, un article sous le titre «Les Roumains, sacrifiés pour le bien des citoyens d’Europe occidentale. Ils nous ont confisqué nos antibiotiques en raison d’une crise dans l’UE», dans lequel il affirme que: «La vaste campagne menée fin 2023 par l’ancien ministre de la Santé, Alexandru Rafila, qui a incrimineé les Roumains pour une consommation excessive d’antibiotiques, a masqué, en réalité, une grave crise des antimicrobiens au niveau de l’Union européenne. Ainsi, le droit des Roumains aux soins a été considérablement réduit, la vente de médicaments sans ordonnance étant interdite, afin que ces produits puissent parvenir aux citoyens des États développés de l’UE, qui avaient déjà commencé à accumuler des stocks depuis des mois.»

L’article fait référence à un rapport de la Cour des comptes européenne publié le 17 septembre 2025 sur la crise des médicaments dans l’UE. Ce rapport, selon le site d’information cité, «révèle une vérité cachée aux Roumains»: «L’UE a connu et connaît encore une grave pénurie de médicaments essentiels, et plus particulièrement d’antibiotiques !». L’auteur de l’article établit un lien direct entre cette crise et l’interdiction de la vente libre, sans ordonnance, d’antibiotiques et d’antifongiques en pharmacie, une mesure mise en œuvre par l’arrêté n° 63*) du 10 janvier 2024 relatif à la réglementation de la méthodologie de contrôle de la prescription et de la mise sur le marché, au niveau national, des médicaments de la catégorie des antibiotiques et des antifongiques à usage systémique. En conséquence, en corrélation avec d’autres problèmes liés à la prestation de soins de santé en Roumanie, «la consommation de ces produits (antibiotiques, ndlr) a chuté brutalement», ce qui, selon l’auteur de l’article, a «soulagé les Occidentaux, qui ont déjà commencé à constituer des réserves».
VÉRIFICATION
Le rapport de la Cour des comptes européenne analyse les mesures prises par l’UE pour garantir la disponibilité des médicaments, tout en soulignant que la responsabilité première incombe aux États nationaux. La période analysée s’étend de 2022 à octobre 2024, marquée par la pandémie de Covid-19, lorsque les autorités nationales compétentes ont signalé 136 pénuries critiques à l’Agence européenne des médicaments (EMA) (point 9 du rapport). Le point 11 du même rapport indique qu’ «à l’automne 2022, l’industrie a signalé des pénuries critiques d’antibiotiques dans toute l’UE», mais que « ces pénuries n’ont pas été considérées comme une crise sanitaire». Comme le montre le graphique présenté au paragraphe 57 du rapport de la Cour des comptes européenne, le pic de la crise a eu lieu en janvier 2023 et, en janvier 2024, la crise a été considérablement atténuée.
La Cour constate que «l’objectif d’éviter une pénurie critique d’antibiotiques durant l’hiver 2023-2024 n’a pas été atteint, les pénuries persistant», mais souligne également que «le nombre de pays de l’Espace économique européen (EEE) ayant signalé des pénuries critiques était environ deux fois moins élevé que l’hiver précédent».
Par conséquent, la mesure prise par le ministère roumain de la Santé, imposant la vente d’antibiotiques uniquement sur prescription médicale par arrêté approuvé le 10 janvier 2024, est intervenue un an après le pic de la crise, alors que le nombre de pays confrontés à une pénurie critique avait déjà diminué de moitié par rapport à l’année précédente. Ainsi, s’il s’agissait d’un plan visant à «réduire drastiquement le droit au traitement» des Roumains afin que les antibiotiques «parviennent aux citoyens des pays développés de l’UE», cette mesure aurait dû être prise bien plus tôt, non lorsque la crise touchait à sa fin.
Au contraire, au plus fort de la crise européenne, alors que la Roumanie était également confrontée à une pénurie d’antibiotiques, la Commission européenne a approuvé la demande de la Roumanie d’adopter, en procédure d’urgence, la suspension temporaire de la distribution hors du pays de certains médicaments de la catégorie des antibiotiques et des antipyrétiques à administration orale. Cette mesure visait à garantir la continuité de la disponibilité de ces médicaments pour les patients roumains, comme l’indique un communiqué de presse du ministère roumain de la Santé du 19 janvier 2023.
Par ailleurs, en juin 2024, Adrian Câciu, alors ministre des Investissements et des Projets européens, a annoncé que le fabricant roumain Antibiotice Iași bénéficierait de fonds européens de 100 millions d’euros «pour la production de médicaments essentiels». «Lors des négociations avec la Commission européenne, il sera envisagé que ce projet prédéfini soit directement financé par Antibiotice Iași. L’entreprise Antibiotice assurera en priorité la consommation nationale, l’excédent étant destiné à l’exportation», a également déclaré le ministre Câciu dans un communiqué publié sur la page d’accueil d’Antibiotice Iași.
Par conséquent, l’UE se préoccupe constamment de garantir l’approvisionnement en médicaments nécessaires à ses citoyens et d’assurer une distribution qui ne crée pas de déséquilibres entre les États membres. Plus précisément, les paragraphes 67 et 68 du rapport de la Cour des comptes européenne abordent également la question des stocks nationaux, soulignant que la constitution de réserves «peut engendrer ou aggraver des déficits dans d’autres États membres, notamment dans les plus petits». La Commission européenne a ainsi réussi à réglementer certains cas où les exigences nationales en matière de stockage pourraient affecter le marché unique. Citons par exemple le cas du Danemark, qui a été invité à réduire sa liste de médicaments essentiels aux soins des patients de 924 à 400-600, et à prolonger la durée de conservation de trois à six mois.
Pour revenir à la mesure prise en Roumanie interdisant la délivrance d’antibiotiques sans ordonnance, il convient de noter que ce pays enregistre depuis longtemps une consommation quotidienne d’antibiotiques bien supérieure à la moyenne européenne, pour mille habitants. Un rapport réalisé en 2019 par la Société roumaine de rhinologie et la Société nationale de médecine familiale a montré que « plus de 4,5 millions de Roumains avaient traité un rhume accompagné d’un mal de gorge par des antibiotiques au moins une fois au cours de l’année écoulée, et plus de 30 % d’entre eux l’avaient fait sans aucune recommandation médicale. Un tiers des personnes ayant consommé des antibiotiques sans ordonnance médicale en avaient pris connaissance en demandant conseil à leurs proches ou en consultant l’Internet».
La «situation préoccupante» en Roumanie est également résumée dans la Note de justification de la Stratégie nationale de prévention et de limitation des infections associées aux soins et de lutte contre le phénomène de résistance aux antimicrobiens en Roumanie pour la période 2023-2030, adoptée par le Ministère de la Santé. Plus précisément, on fait référence à:
– Une consommation élevée d’antibiotiques (parmi les cinq premiers pays européens, 70 % supérieure à la moyenne européenne; un peu plus de 3 % de la population roumaine utilise des antibiotiques quotidiennement)
– Un usage fréquent et injustifié d’antibiotiques; les antibiotiques de réserve, à très large spectre, sont utilisés en excès;
– Résistance bactérienne: données existantes (premiers rangs européens pour les germes importants dans les soins de santé et les infections nosocomiales: SARM, Pseudomonas aeruginosa, Acinetobacter, Klebsiella pneumoniae, Escherichia coli)
– Les infections nosocomiales représentent une catégorie importante, car elles sont beaucoup plus fréquemment produites par des germes multirésistants et nécessitent donc parfois des traitements antibiotiques de réserve; les principaux problèmes qui existent sont: une sous-déclaration importante et des mesures de contrôle insuffisantes (une affirmation corroborée par l’évolution et l’endémicité émergentes des infections à Clostridium difficile dans les hôpitaux roumains).
Les explications de cette évolution en Roumanie sont liées aux deux facteurs mentionnés précédemment:
– Utilisation excessive et incorrecte des antibiotiques
– Taux élevé de transmission interhumaine de germes résistants dans les hôpitaux.
La situation est également préoccupante à l’échelle mondiale. «Avec l’augmentation de la consommation d’antibiotiques (d’environ 40 % à l’échelle mondiale entre 2000 et 2010 seulement), des germes multirésistants, voire totalement résistants, ont été identifiés, principalement en milieu hospitalier», indique également la note de justification du ministère roumain de la Santé.
Par ailleurs, une étude publiée par The Lancet en septembre 2024 montre que la résistance aux antimicrobiens est très dangereuse, non seulement parce qu’elle complique le traitement des infections courantes, mais aussi parce qu’elle rend les interventions médicales, telles que la chimiothérapie et les césariennes, plus risquées. C’est pourquoi les auteurs de l’étude prévoient une augmentation de près de 70 % des décès dus à la résistance aux antimicrobiens, estimant que plus de 39 millions de personnes pourraient en mourir dans le monde d’ici 2050.
CONCLUSION
Non, la mesure visant à restreindre la vente d’antibiotiques en pharmacie, disponibles uniquement sur ordonnance, ne signifie pas priver les patients roumains de traitement, mais seulement empêcher l’automédication généralisée dans notre pays. La Roumanie se classe systématiquement au premier rang en matière de consommation excessive d’antibiotiques et connaît d’importants problèmes de résistance bactérienne et d’infections nosocomiales causées par des germes multirésistants. Prétendre, malgré de nombreuses données et faits concrets, que derrière cette mesure il y a un objectif caché – priver les patients roumains de traitement afin de garantir davantage d’antibiotiques aux patients d’Europe occidentale – c’est plus que suivre un courent anti-occidental, à la mode dans la société roumaine, c’est encourager la pratique dangereuse de prendre des medicaments en automédication et non sur recommandation d’un médecin.
Carolina Ciulu








